Pouvoirs et sociétés rurales : France, 1634 à 1814. L'exemple de Saint-Léons en Rouergue (3)
Saint-Léons
Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 31 Aug 2024
16 minutes de lecture
Dans une première partie , j'ai proposé une présentation générale du bourg de Saint-Léons et de la société rurale alentours et contextualisé les pouvoirs qui s'y exerçaient sous l'Ancien Régime. Dans une deuxième partie, j'ai présenté les pouvoirs hérités structurant la communauté rurale, et le moment singulier des Guerres de Religion. Dans cette troisième partie, je vais aborder le XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle.
chronologie des prieurs-seigneurs de Saint-Léons - 1
3 – Les pouvoirs à Saint-Léons de 1584 à 1645 : le temps des Provençaux
La désignation d’Etienne Gras comme prieur-seigneur en 1584 et la fin des Guerres de Religion changèrent le jeu des pouvoirs à Saint-Léons. La famille de Combret quitta les lieux et la famille Astorg disparut par l’absence d’héritiers mâles. Ses nombreux domaines furent d'abord transmis à des notables protestants millavois, qui restèrent extérieurs aux affaires de la communauté.
Le nouveau prieur-seigneur et la communauté
Des transactions furent de nouveau passées entre le prieur-seigneur, Etienne Gras, et la communauté des habitants qui lui intenta un procès une dizaine d’années après sa nomination pour ne pas avoir rétabli le monastère dont il touchait les revenus.
Les habitants réclamaient le rétablissement de douze religieux, un curé, un secondaire et un clerc à ses dépens, la reconstruction du monastère et de l’église conventuelle, avec cloches et ornements, et l’aumône telle qu’elle avait été réglée par la transaction de 1506. Le prieur répondit qu’il avait déjà fait remettre en état une partie du château pour son habitation et celle des religieux, que l’église paroissiale suffisait pour accueillir à la fois les moines et le culte paroissial, qu’il ne devait entretenir que six moines, un curé et un clerc et qu’il entendait diminuer l’aumône.
Le procès donna lieu à une nouvelle transaction, datée du 9 novembre 1603 : l’église conventuelle et le monastère ne seraient pas réparés, il y aurait douze moines, un curé, un vicaire et un clerc et l’aumône serait versée conformément à l’accord de 1506.
Le 1er janvier 1614 se tint une assemblée des habitants présidée par Antoine de Cavalier, juge du seigneur depuis 1586. Le but était de réformer la municipalité (audition des comptes, élection des consuls et des conseillers et nomination du greffier), afin de prévenir des abus comme ceux commis précédemment par « certains personnages qui ont ci-devant manié les affaires de la communauté ». Le texte visait particulièrement Pierre Malzieu, greffier consulaire, remplacé à cette occasion par Jean Olier. Ce petit épisode, comme d'autres à venir, montre comment une fonction administrative qui semble mineure peut permettre à un homme de prendre l'ascendant sur une communauté rurale.
Au prieuré et au monastère : le temps des Provençaux
C’est l’époque où les Provençaux vinrent nombreux à Saint-Léons et en premier lieu au monastère, rétablissant l’ordre catholique et s'emparant de la gestion du prieuré, donc de la seigneurie et de leurs revenus.
Etienne Gras fit profiter sa famille de sa position seigneuriale. Il amena avec lui son neveu François de Charles, écuyer de Marseille, qui lui tint lieu de procureur, voire de rentier ou fermier général du prieuré. Et justement, il se maria en 1616 avec une des héritières Astorg. Par ce mariage, François de Charles hérita de la plus grosse fortune du lieu et du titre de sieur de Saint-Martin. Il s’installa à Millau, mais resta très présent à Saint-Léons. Un acte révèle aussi qu’Etienne Gras utilisa les revenus du prieuré pour doter ses nièces, épousant des nobles provençaux.
Autre membre de la famille, Cathelin Monestier était moine bénédictin de Saint-Léons, très présent dans les affaires du prieuré. Il cumulait les bénéfices de prieur de La Canourgue et de Saint-Geniez-d’Olt (de 1611 à 1643 au moins).
Parmi les autres religieux venus de Provence, Jean Lauge Roudigues est cité entre 1598 et 1619. Religieux de Saint-Victor-de-Marseille et de Saint-Léons, il reçut le prieuré de Notre-Dame-de-Millau en 1598, alors qu’il était âgé d’environ 40 ans. En 1602 il devint aussi sacristain de Saint-Michel-de-Castelnau, et en 1604 pitancier du monastère de Saint-Léons. Il est difficile de savoir s’il a systématiquement cumulé tous ces bénéfices ou s’il les a échangés, à l’exception du fait qu’il resta prieur claustral de Saint-Léons (1598-1619).
La succession d’Etienne Gras se prépara aussi à Marseille. En 1615, Arnaud de Tizati, religieux profès de Saint-Victor-de-Marseille, fut nommé coadjuteur d’Etienne Gras. Il lui succéda officiellement le 26 avril 1624 par résignation d’Etienne Gras. La gestion du prieuré semble alors assurée par son frère Jean de Tizati, devenu camérier du monastère (1618), puis sacristain et prieur claustral (1624). On le trouve fréquemment procureur du prieur et même rentier du prieuré (1633).
Entre 1632 et 1638, le prieur-seigneur Arnaud de Tizati fut remplacé par Antoine de Valbelle. Ce dernier était aussi moine de Saint-Victor-de-Marseille où il détenait l’office d’infirmier et appartenait à une des plus puissantes familles de Marseille de cette époque. Il n’est pas certain qu’il soit venu à Saint-Léons. C’est par procuration à un religieux du monastère et à Guion des Fons qu’il entreprit la réfection du terrier, afin de remplacer celui de 1445.
Le terrier nous informe qu’en 1641 un nouveau prieur-seigneur succéda à Antoine de Valbelle. Il s’agit de François Gratiani, également religieux de Saint-Victor, qui renouvela la procuration à Guion des Fons, lui cédant tous les arrérages d’impôts seigneuriaux qu’il pourrait débusquer.
Le prieurat de François Gratiani ne dura pas, puisqu’en 1643 c’est François de Valbelle, religieux sacristain de Saint-Victor, qui fut mis en possession du prieuré par l’intermédiaire de Cathelin Monestier, son procureur. Le temps des Provençaux s’acheva deux ans plus tard, quand François de Valbelle fut à son tour remplacé par Jacques Dupuy, un parisien.
À travers ces exemples, on voit comment s'organisait et se transmettait le pouvoir seigneurial et religieux local dans nombre de campagnes françaises qui ressortaient de grandes maisons religieuses dont les principales fonctions étaient aux mains de cadets de la noblesse ou de la grande bourgeoisie, qui y trouvaient des compléments de revenus subséquents et les géraient comme des biens familiaux.
Les autres pouvoirs locaux
D’autres familles eurent une place importante dans la vie politique et économique de Saint-Léons pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les familles de notaires et de marchands dominaient alors la vie économique : ils convertissaient leur fortune en biens fonciers, et se trouvaient souvent créanciers des autres habitants. Ils détenaient aussi le pouvoir de l'écrit, en particulier les notaires, et occupaient souvent des fonctions liées au pouvoir consulaire ou seigneurial : premier consul, greffier de la communauté ou du seigneur, son procureur, fermier de la seigneurie.
En 1628, d’après le rôle de taille, les principaux détenteurs de biens fonciers étaient François de Charles, neveu du prieur Etienne Gras et héritier des notaires Astorg, Etienne Malzieu, héritier du notaire Delarcis et du marchand Florit, Jean Olier, notaire et fils de marchand, Amans Delouvrier, fils de notaire, praticien et marchand, Antoine Joannis, notaire, François de Julien, de Millau, tenancier du domaine d’Argols acheté aux héritiers de la famille de Combret, Hélie Montrozier, marchand de Millau acquéreur du domaine de Bourrival appartenant auparavant aux notaires Astorg. Venaient ensuite trois familles de laboureurs, puis Antoine Unal meunier, et Pierre Malzieu, notaire.
La famille Malzieu eut un rôle important. Deux frères, Etienne et Pierre se répartirent des fonctions de pouvoir, le premier étant visiblement le plus ambitieux. Originaires de la petite ville voisine de Compeyre, ils s’installèrent à Saint-Léons à la fin du XVIe siècle à la faveur du mariage d’Etienne avec Marthe de Florit, fille héritière de marchand et veuve de notaire. Etienne Malzieu prit très vite une place prépondérante dans la vie Saint-Léonsaise, par exemple comme fermier du prieuré (1598) et de la camèrerie. Dans un premier temps, son frère Pierre fut accueilli comme religieux du monastère. En 1598 il était syndic des religieux. Puis il épousa la belle-sœur de son frère et devint notaire.
Ce pouvoir ascendant de la famille Malzieu se heurta finalement à celui des Provençaux, en particulier autour de l’acquisition par Etienne Malzieu du domaine de Baldare auprès de l'héritière Astorg. Etienne Malzieu s’attribua le titre de sieur de Baldare (1604) et fit construire à Saint-Léons et à Baldare deux bâtisses à prétention nobiliaire, encore visibles en 2024. Sa grande demeure du bas de Saint-Léons, sous le monastère, est dotée d’une tour d’escalier et d’ouvertures ouvragées, alors qu’à Baldare on retrouve la tour et un corps de logis à loggia.
La maison Malzieu de Saint-Léons et le corps de ferme de Baldare, avec leurs tours
Il s’en suivit une série de procès du prieur Etienne Gras et de son neveu François de Charles, héritier par alliance des Astorg. L’un des procès portait sur l’usurpation des signes seigneuriaux. Le parlement de Toulouse fit droit au prieur-seigneur et ordonna la destruction des marques nobiliaires et seigneuriales affichées par Etienne Malzieu. Un autre le contraignit à restituer le domaine de Baldare à François de Charles, contre remboursement des sommes payées pour l’achat.
Par ailleurs, Pierre Malzieu connut des déboires par l’obligation qui lui fut signifiée de rendre au prieur-seigneur une maison acquise en 1612. Cette maison appartenait à Bernard Astorg, notaire, et fut vendue par un héritier. Mais la vente fut contestée par le prieur Étienne Gras qui obtint de la Cour du sénéchal de Rouergue la saisie de la maison. Elle devint alors la maison des religieux puis camèrerie – partie de l'actuelle mairie. Il fut également accusé de malversations dans sa fonction de greffier consulaire et quitta Saint-Léons pour se mettre au service d'un seigneur voisin.
Guion des Fons, sieur del Boy ou de Vennac, originaire de la région de Saint-Geniez-d’Olt, fut un autre personnage remarquable de Saint-Léons pour la période 1629-1650. On ignore comment il arriva dans le lieu, où il est attesté comme juge seigneurial en 1629. Jusqu’à la dernière mention retrouvée, en 1650, il remplit des fonctions de représentant des prieurs-seigneurs et parfois de fermier des revenus du prieuré. Il est aussi très présent dans les registres notariés comme créancier et joua un rôle central dans la confection du terrier en 1640-1641. En 1646, c'est lui qui reçut l’intendant de la généralité de Montauban au château de Saint-Léons.
A partir des années 1630, une nouvelle génération de notables émergea et prit progressivement la succession des élites décrites précédemment. Nous pouvons mentionner Jacques de Rochefort, de Millau, marié en 1631 à Madelaine d’Olier, très riche héritière à La Glène, Jacques Textoris de Saint-Chély-d’Aubrac, praticien et marchand, et Claude de Foucras, second époux, en 1637, de Paule héritière des Malzieu. Un de leurs objectifs fut de se constituer de grands domaines fonciers, parfois en achetant toutes les petites tenures de quelques villages, poussant leurs habitants à les quitter.
4 – Saint-Léons au temps de Louis XIV
Généralités
La période fut globalement marquée par l’alourdissement du poids de l’impôt et le début d’une forme de conscription militaire : la présence du pouvoir royal, de l'Etat monarchique, s'accentua de façon sensible. Après une courte période où Saint-Léons fut exempté de logement de troupes, les ennuis reprirent de plus belle. Les inégalités sociales et la domination d’une petite minorité de grands propriétaires fonciers, d’officiers de justice et de marchands se poursuivit. Le monastère conserva une place centrale, bien que les trois prieurs-seigneurs de la période furent absents du lieu.
Lettre adressée aux consuls en 1695 - AD12, 171J
Le prieur-seigneur commendataire Jacques Dupuy
Jacques Dupuy, dit Monsieur de Saint-Sauveur, prieur-seigneur de 1645 à 1655, fut avant tout un grand bibliophile. Né à Tours en 1591, fils du magistrat et humaniste Claude Dupuy, il consacra sa vie aux manuscrits et aux livres avec son frère Pierre. Ensemble ils créèrent une académie, le « cabinet Dupuy » et devinrent en 1645 bibliothécaires à la Bibliothèque royale de la rue de la Harpe à Paris. Jacques Dupuy était également aumônier du roi, prieur de Saint-Sauveur-lès-Bray (Seine-et-Marne) depuis 1634 et de Varangéville (Meurthe-et-Moselle), prieuré qui lui aurait été donné par Colbert de la part de Mazarin en 1655 – l'année précédant sa mort.
Comment Jacques Dupuy reçut-il aussi le prieuré de Saint-Léons, qui échappa ainsi à l'emprise des moines de Saint-Victor ? Peut-être par Alphonse-Louis du Plessis de Richelieu, frère aîné du Cardinal, archevêque de Lyon et abbé commendataire de Saint-Victor-de-Marseille de 1639 à 1653 ?
Il ne se rendit jamais en Rouergue, mais sa position permit à la communauté de bénéficier un temps de l’exemption du pire symbole du pouvoir royal de ce temps, le logement de troupes. Jusqu’à ce que les autorités locales passent outre.
Il décéda le 17 novembre 1656 à Paris et légua au roi son immense bibliothèque qui constitue encore un des fonds majeurs de la B.N.F.
Le prieur-seigneur Raymond de Lafont-Saint-Sauveur
Raymond de Lafont-Saint-Sauveur succéda à Jacques Dupuy en 1655. Il était chanoine de l’église métropolitaine Saint-Etienne de Toulouse et membre d’une famille influente de la ville. Les courriers qu’il adressa aux consuls de Saint-Léons, paraissent très soucieux des problèmes locaux, essayant en particulier d’obtenir des réductions d’impôts pour ses tenanciers, en bon pasteur. Sous son prieurat comme sous le précédent, on ne trouve pas de trace de conflits de pouvoir entre seigneur et communauté.
Le prieur-seigneur Bonaventure de Lafont
Le prieur-seigneur suivant, Bonaventure de Lafont, semble très différent dans l'exercice de son pouvoir. Sans doute parent du précédent et proche de membres du parlement de Toulouse, il était chanoine de l’église métropolitaine de Narbonne. Il succéda à Raymond de Lafont en 1671 ou 1672. Son prieurat long de 35 ans fut marqué par les procès qu'il intenta à la communauté devant le parlement de Toulouse et par ses tentatives de contourner les transactions signées antérieurement pour accroître ses revenus. Etant donné sa position à Toulouse, la communauté obtint le dépaysement des procès au parlement de Bordeaux, qui donna raison aux Saint-Léonsais contre leur seigneur.
L’un des principaux sujets de conflit était l’aumône. Bonaventure de Lafont tenta de réduire le montant de l’aumône en avançant l’argument que seuls les plus pauvres devraient en bénéficier. Mais ses tentatives furent déboutées par des arrêts parlementaires confirmant la coutume, en 1690 puis de nouveau en 1696.
La famille Chaliès tente de prendre le pouvoir sur la communauté
Cette période fut marquée par l’ascension sociale d'une famille de notables, les Chaliès.
La famille Chaliès était depuis longtemps installée à Saint-Léons. Mais elle prit un essor particulier avec Pierre Chaliès, conseiller du roi (titre permettant d’exercer des offices judiciaires), qui acheta en 1693 l’office vénal de maire créé l’année précédente par la monarchie pour remplir ses caisses. Fonction en grande partie honorifique, elle entrait tout de même en concurrence avec celle des consuls et permit à Pierre Chaliès à la fois de s’enrichir davantage et d’affirmer sa puissance au sein d’une communauté dont le seigneur était absent.
Cette puissance culmina en 1706-1707 lorsque Bonaventure de Lafont résilia le prieuré en faveur de Gilles Chaliès, religieux au monastère de Saint-Léons, fils de Pierre, auquel furent cédés les revenus du prieuré ! Un prieur-seigneur enfant du pays eut été un beau moyen pour une famille importante de mettre la main sur la seigneurie. Malheureusement l’opération tourna court avec le décès de Gilles Chaliès le 15 avril 1707, 28 jours après la cérémonie d’investiture. Plus tard, la communauté fit un procès à Pierre Chaliès pour concussion dans la levée des impôts. Il se termina par un accord en 1739 avec son fils, Pierre Chaliès avocat.
Le retour d’un provençal : le prieur-seigneur Alexandre de Flottes
Le nouveau prieur fut Alexandre de Flottes. Troisième fils de Claude de Flottes, lieutenant de galères à Marseille et de Marquise de Guin d’Aubagne, il était devenu religieux à Saint-Victor-de-Marseille avec son jeune frère Pierre. Précédemment grand-prieur de Saint-Victor, il avait d’ailleurs visité Saint-Léons en 1699. Il fut mis en possession du prieuré de Saint-Léons le 2 mai 1707. Il était également prieur de Ponteils dans le diocèse d’Uzès (Gard). Le 17 juillet 1708, son frère Pierre de Flottes, sacristain de Saint-Laurent de Grenoble devint aussi pitancier du monastère de Saint-Léons. Contrairement à ses prédécesseurs, le nouveau prieur résida parfois à Saint-Léons. Dès 1709, il entreprit des travaux au château et à l’église, une véritable remise en état, matérialisation de son pouvoir.
En 1709, Alexandre de Flottes racheta et incorpora l’office de maire à la seigneurie avec faculté d’en faire exercer les fonctions par qui bon lui semblait. Il choisit Louis de Montazet, petit noble local héritier des Malzieu. Cet office fut supprimé en 1717, puis rétabli en 1722 et racheté par Pierre Chaliès ancien maire. Mais en 1723 la communauté racheta à son tour les offices municipaux. Pierre Chaliès put tout de même porter le titre de consul honoraire. Il acquit le fief des Arènes, à cheval sur la Terre de Saint-Léons et celle de Sévérac, ce qui lui permit de transmettre à son fils le titre de sieur des Arènes.
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