Jean Dewasne au Lycée de Millau ... et ailleurs
Art
Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 16 Nov 2017
10 minutes de lecture
En janvier 1977, Jean Dewasne reçoit l'agrément pour réaliser le 1% artistique du Lycée Jean Vigo de Millau, une longue peinture monumentale qui couvre sur six étages et 580 m2 les murs de l'axe central du bâtiment. Cette œuvre témoigne encore du parcours d'un artiste oublié, qui fut pourtant considéré comme une des figures majeures de l'Abstraction après la Seconde Guerre Mondiale.
Je remercie Mme Alice Cornier, directrice du Musée de Cambrai, M. Gérard Galby, et le personnel de la Bibliothèque Kandinsky du Musée National d'Art Moderne - Centre Georges Pompidou.
L'œuvre du Lycée Jean Vigo : description
Le Lycée Jean Vigo s'étage sur neuf niveaux en plusieurs bâtiments qui s'articulent autour d'un axe central, qui alterne des paliers de volumes variables et des volées d'escalier sur six niveaux. Jean Dewasne a conçu une peinture monumentale couvrant une grande partie des parois des escaliers et quelques murs latéraux des paliers. Au quatrième palier, il a ajouté une sorte de tunnel de circulation entre les deux escaliers, dont les parois internes et externes ont aussi été peintes.
Ces peintures sont composées de grandes figures géométriques, organisées de manière complexe, généralement identiques sur les parois se faisant face, avec cependant quelques exceptions. Ces figures sont colorées en grands aplats de peinture industrielle, lisse et intense, déclinés en six tons : bleu, vert, rouge, orange, noir et blanc légèrement cassé.
Note de Jean Dewasne au sujet de la peinture de Millau - document communiqué par M. Galby
Ainsi, une partie importante des plafonds qui surplombent les murs peints a été couverte de noir, selon la volonté de l'artiste, qui souhaitait que les peintures murales s'y reflètent. Aujourd'hui, cette peinture noire est plutôt mate, et le choix de l'éclairage de cet espace limite les effets de reflets voulus par Jean Dewasne.
L'œuvre du Lycée Jean Vigo : conception et réalisation
Les archives Dewasne versées à la Bibliothèque Kandinsky du Musée National d'Art Moderne - Centre Georges Pompidou (BK) et au Musée de Cambrai (MC) permettent de documenter en partie la conception et la réalisation de l'œuvre.
C'est sans doute en 1975 que Jean Dewasne apprend qu'il y a un projet de nouveau lycée à Millau et qu'il s'y intéresse. En effet, les plans du projet architectural lui sont adressés le 23 juin 1975 (BK, DEW 76). L'architecte est Jacques Lambert, Diplômé de l'Ecole Spéciale d'Architecture, et installé à Toulouse. Il a conçu un ensemble de bâtiments construits en gradins sur un flanc de colline et liés entre eux par un long escalier central et des galeries. Les plans montrent précisément les murs que l'architecte souhaiterait voir décorés de peintures murales. En 1975, Jean Dewasne est connu et reconnu pour ses réalisations monumentales adaptées à l'architecture, au goût et à l'esprit de son temps (voir partie suivante).
Des photographies de maquettes conservées au Musée de Cambrai montrent que Jean Dewasne a élaboré deux projets différents, sans doute tous les deux au cours de l'année 1976. Celui qu'il n'a pas retenu est un enchaînement très séquencé de formes semi-circulaires dirigées vers le haut et de motifs de rayures. La présence du fond blanc y est importante. Le projet qu'il a retenu présente des formes plus variées, qui s'enchaînent en s'entremêlant davantage. La gamme de couleurs est la même dans les deux projets, mais le bleu est plus présent que le rouge et le vert dans celui qui a été réalisé.
Jean Dewasne dépose la maquette auprès de la Commission Nationale des Travaux de décoration des édifices publics en novembre 1976. La commission réunie le 24 novembre, en présence de l'architecte, donne un avis favorable au projet d'une "animation polychrome d'une partie des murs de la galerie reliant les rez-de-chaussée du bâtiment central, servant parfois de passage, parfois de secteur de repos, par 25 compositions réalisées à l'aide d'une peinture laquée brillante". La décision finale revient au préfet de l'Aveyron, qui prend un avis préfectoral d'agrément le 14 janvier 1977.
Le texte du marché est adressé à Jean Dewasne le 3 mai par l'architecte Lambert, puis signé par le Directeur Départemental de l'Equipement le 10 juin. L'ordre de service à l'entrepreneur date du 1er juillet. Aucun document n'indique la date de début des travaux, mais l'agenda personnel de Jean Dewasne mentionne une visite à Millau le jeudi 15 septembre. Les travaux concernant le 1% artistique sont terminés le 28 octobre, au moment d'un rendez-vous de chantier où sont présents un Inspecteur Général, le Recteur, l'Inspecteur d'Académie, le maire, l'architecte Lambert et l'architecte d'application Verdeil de Millau, l'entrepreneur Delloume et l'ingénieur TPE Albre. La visite précise des travaux est effectuée par Albre, Verdeil et Delloume. Elle donne lieu à un procès verbal de réception de l'œuvre datée du 3 novembre, qui permet à Dewasne d'être payé pour un total de 126 633 francs.
Pour l'année 1978, les archives ne concernent qu'un brouillon de lettre de Dewasne à Lambert "J'attends les beaux jours pour venir vous voir et filmer ensemble Millau". Il demande qu'on lui envoie une série d'ektachromes de la peinture, en éclairant le bas des murs. Il est impossible pour l'instant de recouper ces informations avec la série de diapositives non datées, concervées au Musée de Cambrai, où l'on voit Jean Dewasne visiter le lycée, alors que les peintures sont achevées, mais les plinthes et les rampes non encore posées.
Le Journal de Millau permet de savoir que la rentrée au nouveau lycée a été repoussée deux fois de suite, les travaux n'étant pas achevés. Elle était initialement prévue en 1977 et n'a eu lieu qu'en 1979, alors que l'aménagement intérieur de l'établissement n'était pas terminé.
En 1980, un incident endommage une partie des peintures. Jean Dewasne vient à Millau le 24 juillet, puis du 31 août au 2 septembre, et de nouveau le 1er octobre pour un nouveau Procès-verbal de réception des travaux, avec Albre, Lambert et Verdeil.
Depuis cette date, cette longue peinture murale est devenue partie intégrante de la vie quotidienne des usagers du Lycée. Pour la plupart d'entre eux, elle passe inaperçue, et c'est plutôt la perception négative du plafond noir, qui assombrit considérablement certains couloirs ou halls sans ouvertures extérieures, qui domine les commentaires. Une partie de la murale a été endommagée par des travaux (ouverture de fenêtres par exemple), par des formes de vandalisme (graffitis) ou par le temps (peinture qui s'écaille). Le manque d'entretien, l'absence de restauration et aussi d'informations à son sujet, peuvent contribuer à l'accélération de ces dégradations.
Espérons que le renouveau d'intérêt pour Jean Dewasne, révélé par l'organisation d'expositions rétrospectives dans les musées du Nord de la France en 2014, la réapparition de quelques-unes de ses œuvres sur les cimaises des musées (Musée d'art moderne de la ville de Paris, musée de Nantes), ou dans les galeries parisiennes, ainsi que le projet de rénovation du Lycée (2022), contribueront à sauver cette réalisation magistrale.
Le parcours de Jean Dewasne avant l'œuvre de Millau
Les premières années
Jean Dewasne est né à Hellemmes près de Lille en 1921. Après avoir obtenu son baccalauréat philo et musique, il entre, en 1939, à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, en section architecture. Il suit également des cours de dessin et de peinture et décide finalement de devenir peintre en 1941. En 1943, il choisit l'abstraction, comme de nombreux jeunes artistes de sa génération.
L'atmosphère de l'Après-Guerre encourage la créativité des jeunes peintres abstraits, à travers des expositions comme celle de la galerie Drouin en juin 1945, Art Concret, montrant des œuvres de Kandinsky, Mondrian, Robert et Sonia Delaunay, Arp, Herbin, etc. Jean Dewasne dit aussi avoir été marqué par le catalogue en couleur du Musée Guggenheim de New York. L'ouverture de la galerie Denise René semble avoir été déterminante, en offrant un espace d'exposition, mais aussi un cadre de rencontres et de réflexions pour les jeunes artistes comme Hartung, Poliakoff, Staël ou Vasarely.
Autour de Denise René : Poliakoff, Vasarely, Dewasne et Deyrolle - photographie empruntée sur internet, source inconnue
Le prix Kandinsky destiné à encourager des jeunes peintres abstraits est créé en 1946, et c'est Jean Dewasne et Jean Deyrolle qui sont les lauréats de la première édition.
De 1946 à 1948, Jean Dewasne peint des tableaux composés de longs traits disposés géométriquement, souvent en diagonale, créant des structures architecturées qui suggèrent un effet de profondeur par des dégradés de tons ou des juxtapositions de couleurs contrastées. On liquide, 1946 - photographie empruntée au site artnet.com
En 1948-1949, il change d'expérimentation, en construisant des patchworks de formes géométriques emboitées de façons complexes, tout en réduisant sa palette de couleurs. Il définit alors ses nouveaux axes de recherche : atteindre l'intensité maximale des couleurs, tout en préservant une peinture parfaitement plane. Sans titre, 1949-1952, LaM, Villeneuve-d'Ascq
L'année 1951 est considérée comme un tournant majeur dans son œuvre avec la réalisation de l'Apothéose de Marat et du Tombeau d'Anton Webern.
L'apothéose de Marat, 250 x 833,5 cm, Musée d'art moderne, Centre Georges Pompidou C'est un très grand tableau sur un nouveau type de support, l'Isorel, avec un nouveau type de peinture, la laque glycérophtalique. Le but de Jean Dewasne est d'obtenir une couleur saturée, la plus pure possible, dans un cadre de plus en plus monumental.
Le tombeau d'Anton Webern - antisculpture, Musée d'art moderne, Centre Georges Pompidou
La même année, Jean Dewasne commence à réaliser ses antisculptures : il dresse et peint de couleurs vives des pièces de voitures. Il poursuivra cette recherche avec des carénages de motos de compétition (1964-1966) et des châssis de camions (1972).
Les peintures monumentales
La reconnaissance officielle de son œuvre arrive à la fin des années 1960 : une première rétrospective est organisée en 1966 à Berne et il représente officiellement la France à la Biennale de Venise en 1968.
Jean Dewasne reçoit également la commande de sa première grande œuvre monumentale : des panneaux pour le Stade de glace de Grenoble, pour les Jeux Olympiques de 1968.
Les commandes se succèdent alors rapidement : pour le Bibliothèque du Musée de Grenoble (1970), pour l'Université de Lille (La Longue Marche), pour l'usine Gori de Kolding au Danemark (1975). Trois exemples importants dans une longue liste de commandes publiques et privées, nationales et internationales.
Il est dit que c'est Jean Dewasne qui a inspiré la mise en couleur du Centre Nationale d'Art Moderne Georges Pompidou (Beaubourg). A l'issue de la présentation du projet architectural de Piano et Rogers, le président Pompidou, trouvant la maquette trop blanche, aurait convoqué un comité d'artistes, incluant Dewasne, qui aurait invité le comité à visiter son atelier dans le Marais, où il avait peint en couleurs vives les tuyauteries apparentes ...
C'est en 1972 qu'il réalise l'Habitacle Rouge, une structure fermée, uniformément rouge à l'extérieur et couverte de peintures géométriques sous un plafond noir laqué à l'intérieur.
C'est dans ce contexte qu'il réalise son projet pour le Lycée de Millau.
Bibliothèque du Musée de Grenoble, ballet Sara Pardo dans l'environnement créé par Jean Dewasne
Usine Gori à Kolding au Danemark
La dernière grande commande qu'il honore consiste en deux immenses peintures à l'intérieur de l'Arche de la Défense, en 1982.
En 1993, il est reçu à l'Académie des Beaux-Arts.
Il décède le 23 juillet 1999.
Soleil Grenoble, 1968, Collection Erling Neby, sur le site www.ensamling.no
Bibliographie
Jean Dewasne, catalogue des expositions organisées en 2014 au Cateau-Cambrésis, à Cambrai et à Dunkerque, sous la direction de Patrick Deparpe, éditions Somogy, 2014.